Gouvernance et démocratie chez les Amazighs du Maroc
Etude anthropologique/ethnographique de terrain
Introduction
On ne peut pas dire que la culture amazighe n’accepte pas l’anarchie mais, en réalité, elle accepte un certain chaos inhérent à sa structure. Aucune personne, qu’elle soit interne ou externe, n’est généralement autorisée à s’emparer d’une prépondérance du pouvoir. Tant que personne ne peut garantir une sécurité complète, les conflits entre familles, clans, tribus, confédérations et villages constituent un aspect constant de la vie dans les régions amazighes. Pourtant, malgré l’absence d’une stricte hiérarchie, le leadership existe à tous les niveaux de la société et s’est souvent vu confié un rôle spécial lui permettant de continuer à fonctionner.
Même si le leadership amazigh ne peut qu’être étendu, les dirigeants ont, dans la plupart des cas et quelle que soit leur position, émergé d’une combinaison de consensus de groupe et de légitimité religieuse, et ont imposé leur rôle par la persuasion plutôt que la force.[i] La base du leadership amazigh est faite de différents niveaux tribaux, jouant le rôle de figure et de protectrice des plus bas de la hiérarchie. Dans les régions où les allégeances tribales ne peuvent être conclues, notamment dans les régions où les tribus vivent dans des espaces communs, le leadership géographique joue un rôle important. Les chefs religieux agissent au sein et entre ces deux formes de leadership, qui constituent un canal alternatif et potentiellement sacro-saint pour les décisions. Avec l’apparition d’abord d’un Maroc français puis d’un Maroc indépendant, des structures externes de leadership ont été instaurées dans les régions amazighes, créant ainsi des centres de légitimité mais aussi et surtout de contestation parallèle.
Leadership tribal
On pourrait dire que la tribu est le ciment qui unit la société amazighe, reliant ses membres en permanence à certains intérêts partagés, et à la tête de chaque section d’une tribu se trouve le chef de tribu, ou amghar. Etant qu’une tribu a un objectif différent de celui d’une confédération, en raison de sa taille, de sa composition et de son organisation, le chef de chaque niveau de la hiérarchie tribale est mis en place et exerce sa responsabilité en fonction du niveau de la structure dont il est responsable. Cependant, les responsabilités d’un chef de tribu peuvent être généralisées avant d’aller vers des niveaux spécifiques. En interne, le chef devrait être au centre des accords et de médiation. Le dirigeant n’est traditionnellement que le premier parmi ses pairs, le poids de sa décision est à son image – il n’aurait pas été choisi pour le poste si les membres de sa tribu ne lui avaient pas fait confiance – et parce qu’il agit dans l’intérêt de la tribu. Il a donc besoin de parvenir à un consensus et de rassembler les unités dissidentes. Vu sa position, il est également un intermédiaire important entre les parties au conflit, essayant de tirer parti de son importance pour empêcher les rivalités de se déclencher ou se développer et de perturber la vie tribale. En externe, son rôle est principalement celui de représentant de sa tribu. Cela peut se manifester dans de multiples circonstances: dans la vie quotidienne, quand il peut interagir avec des tribus de passage; en politique, quand un chef de sous-tribu va le représenter devant la tribu et un membre de la tribu va le représenter devant la confédération; et en temps de guerre, le chef de tribu est responsable de l’initiation, de la négociation et de la fin de la guerre.
Vers le plus bas de la hiérarchie tribale, il ya le tigemmi ou le campement de tentes, qui peut être composé d’une ou de deux douzaines de familles[i] Le chef du tigemmi serait très probablement le patriarche de la famille et pourrait probablement s’acquérir de cette position grâce à son ascendance et sa réputation. Mais en raison de sa taille insignifiante, le chef de camp manque de tout le pouvoir sauf pour guider la vie des membres du camp et pour agir en tant que représentant du tigemmi auprès du clan.
Les sous-tribus ou taqbilt sont constitués de familles élargies et constituent à leur tour la composante humaine sur laquelle repose la plus grande tribu tournée vers l’extérieur. Le chef de taqbilt, l’amghar n-tmazirt, est élu à tour de rôle par toutes les familles membres.[ii] Idéalement, le leadership serait partagé également entre chaque clan. Ainsi, s’il y a cinq clans à une taqbilt (Khams khmas), chacun d’entre eux fournirait un chef une fois tous les cinq ans afin de s’assurer que chacun est bien représenté et qu’aucun groupe n’obtient un contrôle injuste. Les élections se composaient des représentants du clan, généralement des patriarches ou des membres plus sages de la famille, et éliraient un représentant bien considéré du clan dont le rôle était de proposer un chef. Le clan lui-même restait en dehors du vote pour éviter les tensions ou la pression pour voter d’une manière particulière. Une fois élu, le choix est ratifié par les chefs de tribus pour transmettre autorité et légitimité.
L’amghar n-tmazirt est en grande partie responsable de la nomination des chefs de clan et de l’assistance à la résolution des problèmes quotidiens de ses subordonnés. Vraisemblablement, il aiderait également à choisir les membres de taqbilt qui le représentaient ensuite lors d’un rassemblement tribal. Pourtant, à cause de son autorité, entre l’autorité du chef de famille et du chef le plus influent de la tribu – la taqbilt en soi n’avait pas la capacité notable de jouer un rôle en dehors de son propre cercle- l’amghar n-tmazirt pouvait être puissant seulement autant que ses clans le lui permettaient. À tout moment, sa famille ne constituait qu’une fraction du total de taqbilt et ne pouvait donc imposer son opinion sans un large consensus. En raison de la petite taille de sa base de leadership, il ne pouvait pas non plus exercer son pouvoir en dehors de taqbilt.
Le niveau tribal voit un changement important dans les responsabilités du chef Amghar n-ufilla, ou le chef suprême, il est relativement élu de la même manière que le chef de taqbilt, avec une rotation entre les sous-tribus pour assurer une répartition égale du pouvoir.[iii] De même, comme l’amghar n-tmazirtpeut être puissant uniquement en tant que ses clans le lui permettent, il en va de même pour l’amghar n-ufilla. Issu uniquement d’un des nombreux groupes, le chef n’a jamais suffisamment de pouvoir pour le consolider après les élections qui suivent et n’est maintenu en poste que pendant la période désirée. Mais il existe une différence essentielle qui réside dans le fait que l’amghar n-ufilla disposait de pouvoirs plus étendus que les dirigeants de la hiérarchie tribale, même s’il n’était pas plus puissant que les autres. Son rôle incluait la médiation entre les différentes parties de la tribu et les parties au conflit, la représentation de la tribu devant les autres tribus, la coordination des schémas migratoires de la tribu et l’organisation de la tribu en temps de guerre. Cependant, un point relatif à ce dernier, c’est que même si l’amghar n-ufillase chargerait de préparer la tribu à la guerre, cela ne signifierait pas nécessairement qu’il assumerait la position de chef pendant cette guerre. Une telle position serait probablement réservée à un élu, d’amghar n-ufilla ou non, spécialement choisi lors d’une réunion préparatoire aux combats. Un tel dirigeant perdrait alors immédiatement son pouvoir une fois ses objectifs atteints, en partie parce que les factions tribales en guerre se désagrégeraient, retrouveraient leur vie ordinaire et chercheraient à retrouver une structure de leadership plus égalitaire.
La base de ces hauts rangs de pouvoirs, c’est que le chef n’est plus responsable uniquement de son « troupeau », mais doit plutôt servir de point de coordination entre les nombreuses unités de la tribu et les unités d’autres tribus afin de réduire les frictions qui vont inévitablement se développer en touchant de prêt les intérêts contraires. De plus, son troupeau serait maintenant beaucoup plus grand que celui des autres chefs, ce qui créerait plus de cas à prévenir pour empêcher que la tribu ne se divise en factions opposées.
Le plus haut niveau de la structure tribale, la confédération, est peut-être aussi la position la plus faible du leadership. La confédération comprend principalement plusieurs tribus réunies sous une bannière au nom de la défense contre d’autres groupes amazighs et les envahisseurs.[i] L’action du chef de confédération est demandée en temps de guerre ou de résistance, tandis que les chefs de tribus conservent leur autonomie en temps de guerre et de paix. Toute action de la part de la confédération impliquerait la prise en compte de l’opinion de chacun des représentants des tribus afin que les décisions prises soient grandioses. Au lieu de cela, il est probable que les tribus continuent à fonctionner comme des unités militaires indépendantes pendant les combats, utilisant plutôt les dirigeants de la confédération comme un moyen de coordonner les actions de manière optimale. Par conséquent, les dirigeants de la confédération, où il y en a ou s’il en existe, fonctionnent sur une base très faible vu la nature de leurs fonctions fondamentales en tant que moyen de défense des intérêts communs et autres.
Leadership géographique
Cependant, les tribus ne vivent pas complètement isolées les unes des autres, il serait irréaliste et insoutenable pour chaque clan de vivre dans un hameau différent et chaque tribu dans une vallée différente. Plusieurs lignées peuvent partager la même vallée ou vivre dans le même village, notamment en raison d’intérêts commerciaux et de migration et d’immigration. En conséquence, si le leadership dans la société amazighe était basé uniquement sur la lignée, les relations intertribales seraient étranglées par la nécessité de tout coordonner à travers l’amghar et la vie ne serait pas paisible. Bien que les hostilités éclatent malgré tous les efforts déployés, en partie à cause de la vengeance issue de la tradition amazighe, les formes géographiques du leadership finissent par jouer un rôle intermédiaire important dans les situations où le leadership tribal n’était pas approprié.
À la base du leadership géographique des Amazighs se trouve la Jema’a ou le conseil d’un village. L’origine de la Jema’a remonte à l’époque romaine, quand des villages particuliers étaient autorisés à élire des conseils d’anciens et des aînés qui, entre eux, choisissaient un chef et s’occupaient des affaires du village.[ii] Les membres d’une Jema’a sont élus par des hommes de descendance libre et capables de manier une arme.[iii] Une fois élus, les membres sont principalement concernés par le traitement des conflits locaux tels que les conflits relatifs à la famille, à la terre, droits d’irrigation, héritage ou aux affaires. Son devoir consiste essentiellement à garantir la relative complaisance du village et à faire en sorte que les conflits ne se propagent pas hors du village et dans des situations incontrôlables. Étant donné que le village en tant qu’unité sociale n’a pas de vocation guerrière, les chefs de village ne sont pas responsables de l’organiser à cette fin, bien qu’ils puissent vraisemblablement assumer la responsabilité des attaques du village. Dans cet esprit, cependant, la Jema’a joue, en grande partie, le rôle de médiateur entre les divers résidents du village et doit maintenir l’unité et non pas prendre le contrôle des événements.
L’équivalent géographique d’une confédération tribale est le llef. Par définition, chaque région ne peut être composée que de deux llefs ou agglomérations de villages, de capacités approximativement égales. L’objectif du llef est de constituer une alliance entre des unités disparates en période de conflit.[iv] En cas de litige, les dirigeants du llef pourraient envoyer des représentants pour tenter de trouver un terrain d’entente. Dans les meilleurs scénarios, une solution serait trouvée et des tueries évitées. Dans le cas contraire, les deux parties entrent en guerre mais devraient théoriquement être mieux équilibrées pour limiter les dégâts causés.
Une différence claire entre le leadership tribal et le leadership géographique est l’entité chargée de le présenter. Dans la tribu, l’accent est mis sur l’individu. Les conseils se réunissent pour élire et guider le chef, mais c’est toujours l’amghar, le patriarche ou le chef de guerre qui assume les responsabilités du commandement. Mais dans le cas du leadership géographique, l’entité impliquée est souvent un conseil ou plusieurs personnes responsables de la direction générale du groupe – dans le village, c’est la Jema’a et, dans le llef, c’est un groupe de représentants. La base de cette différence repose sur ceux qui sont dirigés. Dans le cas de la tribu, tous ses membres sont techniquement liés et doivent partager les intérêts en fonction de la nature de ce lien. Ainsi, un seul dirigeant convient, car il ne devrait y avoir aucun conflit d’intérêts important ou position non représentée. Mais il y a une multitude d’intérêts dans un village ou un ensemble de villages, il est donc impossible pour un chef de représenter équitablement des positions multiples et potentiellement irréconciliables. Par conséquent, il est nécessaire de disposer d’un conseil afin que chaque lignée ou chaque groupe d’intérêt puisse faire entendre sa voix, afin de conférer une légitimité aux dirigeants. Les deux types de leadership ont des rôles similaires, à savoir : résoudre les conflits et servir de centre de liaison pour les intérêts et les communications avec les autres groupes. En fin de compte, les deux réservent également plus de pouvoir au chef, assurant que le leadership a toujours une responsabilité devant ses électeurs.
Leadership Religioux
Enfin, le marabout, ou agurram (pluriel, igurramen), joue le rôle de chef religieux tout en réduisant les écarts entre les dirigeants tribaux et géographiques. Le chef religieux est le plus polyvalent des trois types de dirigeants dans la mesure où il peut avoir deux rôles en même temps, les utilisant pour renforcer la légitimité de chacun, ou pouvant choisir de se placer au-dessus de la mêlée de la politique et de prendre une décision spéciale. Rôle que seul un chef religieux peut remplir. Les igurramen ne peuvent pas changer facilement de rôle en étant neutres un jour et chefs de guerre le lendemain; au lieu de cela, ils s’alignent sur la tradition de leurs prédécesseurs. La capacité du chef religieux à assumer cette multitude de rôles découle de sa baraka, ce qui renforce la confiance dans chacune de ses décisions lui donnant plus de poids qu’une décision prise par un dirigeant ordinaire.
En demeurant au sein d’une autre structure de leadership, les igurramen peuvent offrir ce que d’autres dirigeants peuvent offrir – être une figure et un médiateur – avec ce qu’ils ne peuvent pas – une autorité divine. Dans la structure tribale, l’agurram pourrait devenir un amghar ou un conseiller d’amghar, occupant ainsi une place de choix dans la hiérarchie tribale.[i] Cela est possible parce que certaines tribus ont une sous-tribu ou un clan maraboutique. L’agurram serait un chef idéal pendant la guerre, car il pourrait apporter la volonté de Dieu à son clan, en l’avantageant à l’autre partie. Dans le leadership géographique, l’agurram peut devenir un autre membre de la Jema’a, ajoutant du poids à ses décisions. Dans les deux cas, l’agurram joue le rôle standard que le leader aurait un pouvoir supplémentaire dans ses décisions. Néanmoins, tout comme les chefs traditionnels, l’agurram est rarement en mesure de se doter d’assez de pouvoir pour contrôler véritablement ceux qui sont sous son autorité. Dans certains cas, ses partisans se scindent, entraînant la montée de concurrents et l’affaiblissement de sa base.
Cependant, il est également possible que l’agurram existe en marge des unités sociopolitiques, jouant le rôle de tampon entre elles. A l’origine, un agurram était une personne qui avait renoncé à ses attachements à la société, se retirant ainsi de toutes les structures traditionnelles de leadership.[ii] Au lieu de cela, il devient, selon les mots de Brett et Fentress, fort de son devoir de maintenir «l’équilibre» dans la société en utilisant sa position unique consistant à ne pas être liée à des intérêts particuliers. À l’instar des autres dirigeants, l’agurram neutre trouve son principal rôle dans le règlement des différends et le conseil. Mais en tant que source de stabilité, l’agurram n’intervient pas immédiatement mais il attend plutôt que la question ait été réglée par les conciliateurs standards tribaux ou géographiques et seulement si la question lui est soumise, il rend son jugement sur l’affaire en question.[iii]
De plus, s’il peut prendre part à des conflits qui relèvent des limites normales du leadership en matière de résolution des conflits, il joue également un rôle particulier: il aide à résoudre les problèmes qui pèsent sur le fonctionnement traditionnel, notamment entre tribus et villages. Bien que des confédérations et des llefs existent pour traiter ces problèmes, la confédération est créée davantage pour la préparation à la guerre que pour le maintien de la paix, et le llef pourrait être un instrument difficile à manier entre deux parties peu fiables. L’agurram apporte dans ces cas, deux aspects que d’autres dirigeants ne peuvent pas. Le premier est sa baraka, qui met plus de pression pour accepter sa décision et constitue un moyen d’éviter une vengeance. La seconde est que, l’agurram est dans une position privilégiée, physiquement et mentalement, pour trancher entre ses adversaires, étant donné qu’il est détaché et réside souvent en marge des sociétés. Son territoire serait un lieu de rencontre neutre sous une médiation qui ne dispose d’aucun intérêt auprès des deux parties.
Éléments du leadership amazigh
Trois caractéristiques principales ont été évoquées durant l’étude de ces différents rôles de leadership. À des degrés divers, chacun a tendance à être guidée par l’intérêt porté par la société amazighe à l’égalitarisme, la persuasion et la légitimité religieuse. Avant d’enchainer avec la manière dont les structures de leadership traditionnelles ont été affectées par l’avènement des gouvernements du Maroc français et du Maroc moderne. Il est utile d’analyser les effets de ces caractéristiques, qui ne sont peut-être pas inhérentes à tous les rôles de leadership, mais qui constituent néanmoins la base pour plusieurs.
L’égalitarisme constitue l’un des fondements des relations sociales amazighes et une telle conviction s’étend à travers les rangs du leadership. L’égalitarisme se manifeste dans le leadership par l’aversion d’avoir un seul dirigeant fort. Dans la structure tribale, on a régulièrement un nouveau chef qui ne représente qu’une partie du groupe, ce qui l’empêche de rester au-delà de la période pour laquelle il est élu. Le leader est également traité comme le premier parmi ses pairs, ce qui empêche la voix et l’image du leader de dépasser celles de ses partisans. Selon une observation sur Aith Waryaghar :
«L’égalitarisme des individus, de segments ou des groupes agit comme un moyen efficace pour contrôler les aspirations au pouvoir de chacun et de tous».[iv]
De même, la hiérarchie géographique met l’accent sur les élections de plusieurs personnes afin de garantir que la majorité des voix sont entendues. Il n’existe pas des procédés directs de contrôle des électeurs d’une Jema’a et le débat est accepté. L’agurram constitue l’exception à l’égalitarisme, car si la baraka peut être transférée, cela revient souvent à l‘agurram lui-même. Ainsi, il ne peut être facilement écarté ou ignoré en raison de l’importance de sa position dans la société. En même temps, il est possible que les partisans de l’agurramse détachent et forment une nouvelle zawiyya opposée, et il est possible que la baraka d’un agurram soit raisonnable pour une raison ou une autre, laissant une certaine fluidité pour le suivre et lui obéir.
En raison de l’égalitarisme, les trois types de chefs doivent reposer sur leur capacité de persuasion au lieu d’utiliser la force. Comme indiqué précédemment, cela tient au fait qu’aucun commandement n’est en mesure de rassembler suffisamment de partisans pour pouvoir imposer sa volonté à d’autres. Mais comme le leadership amazigh est incapable de se doter de pouvoir, il a dû se définir d’une autre façon qui n’apporte rien à la société. Comme il est démontré par les trois types du leadership, un tel rôle s’est révélé être un médiateur, qu’il s’agisse d’individus ou de villages, de savoir à qui appartient une vache ou quelle tribu a tort. La capacité de persuasion est devenue un pouvoir idéal et prépondérant pour les dirigeants amazighs alors que la force brute, qui existe dans de nombreuses autres sociétés, peut s’avérer inacceptable et même des fois illégitime.[i] Cela leur permet d’influencer ceux qui sont au bas de la hiérarchie tout en maintenant le premier élément de l’égalitarisme.
Le troisième aspect, qui prévaut dans toutes les structures amazighes du leadership, est l’importance de la légitimité religieuse pour asseoir une autorité. Les igurramen jouent un rôle central à cet effet. L’avantage d’avoir une baraka est évidente grâce à la capacité d’un agurram à exercer potentiellement l’un des trois types du leadership. La légitimité religieuse est une pré-condition évidente pour les chefs religieux et le fait d’avoir une tribu avec un agurram en tant que chef ou dans l’un des clans peut conférer une confiance accrue à la tribu. Plus important encore, en ayant une combinaison de lignées présente dans la Jema’a, elle gagne de la baraka et devient une source légitime de l’ordre public du village.[ii] En réalité, la base de ses actions repose toujours sur le consensus, mais en ce qui concerne la justification de ces décisions et l’acceptation du rôle de la Jema’a dans les affaires quotidiennes, la légitimité religieuse la rend sans doute plus acceptable pour la population et lui donne une place durable dans sa vie.
Leadership amazigh et l’autorité du gouvernement central
Historiquement, le sultan du Maroc a toujours tenté de propager son influence dans les régions montagneuses amazighes, classées par les spécialistes modernes en tant que bled as-siba, ou terre de dissidence – comparé à bled al-makhzan, ou terre du gouvernement, composé de riches plaines qui ont maintenu le pouvoir royal pendant des siècles.[iii] Mais quand le sultan pouvait occasionnellement s’imposer dans une région en utilisant une force massive, son pouvoir se limitait à la perception des impôts, et même cela disparaissait lorsqu’il devait retirer ses troupes pour passer à une autre région. En conséquence, les structures amazighes du leadership sont toujours restées indépendantes, conservant leurs pouvoirs et leurs rôles traditionnels.[iv]
Depuis l’initiation du protectorat français en 1912, la structure traditionnelle du leadership a commencé à s’éroder lentement mais sûrement. Les Français ont d’abord œuvré pour pacifier bled as-siba, chose accomplie après environ deux décennies de combat contre les guerriers amazighs en utilisant un grand nombre d’effectif et d’armes. Cependant, l’idée même du Protectorat consistait à ce que le Maroc soit largement responsable de sa propre gouvernance. Ne souhaitant pas renforcer le pouvoir du sultan, qui servait à la fois de point de légitimité et d’opposition au Protectorat français, les français ne voulaient pas placer sous leur commandement les territoires nouvellement pacifiés. De ce fait, le premier Résident Général français, le Maréchal Hubert Lyautey, a déséquilibré la structure du pouvoir traditionnelle[v] Ainsi, lorsqu’ils ont atteint la suprématie, les français ont choisi d’imposer indirectement un régime aux Amazighs, laissant les structures traditionnelles intactes en tant que moyen assistant leur régime. La position élue de l’amghar a été remplacée par celle du caïd français, nommé par le sultan, imposant un contrôle central à côté du traditionnel.[vi] Les dirigeants nommés par la France ont conservé leurs tâches traditionnelles mais faisaient approuver leurs décisions par la France.[vii] Les dirigeants assumaient les fonctions de représentants locaux de la France, exécutaient leurs verdicts et agissaient en tant que source d’information sur les agissements des autochtones. En même temps, les débuts d’une structure d’autorité alternative se manifestaient à travers les postes avancés des français qui servaient aussi en tant qu’acteurs de médiation, de prévention et source de force quand les ordres n’étaient pas exécutés.
A un certain degré, ces mesures ont renforcé la position du leadership traditionnel en lui permettant d’appliquer ses décisions par la force. Mais il a également détruit les éléments de base du leadership amazigh. L’égalitarisme est inutile si les français et le sultan élisent des notables, la persuasion n’est plus nécessaire si les armes peuvent être utilisées à la place, et la légitimité religieuse pouvait être remise en question tant que des étrangers chrétiens se trouvent derrière les ordres. En conséquence, l’apparence du leadership était renforcée alors que les institutions actuelles commençaient à perdre leur pertinence face à la nouvelle hiérarchie.
Avec l’indépendance du Maroc en 1956, le nouveau gouvernement central marocain a pris le contrôle de la structure du leadership instaurée par les Français et a commencé à étendre davantage son contrôle. Au début, le gouvernement continuait à choisir le caid parmi la population locale, mais ses supérieurs étaient toujours des arabophones venant d’autres régions.[viii] Dans les années 1970, même ceci avait changé depuis que le caid commençait à être désigné de l’extérieur, et le désaccord entre le caïd et les locaux pouvait entraîner l’intervention des autorités supérieures.[ix] Le caid s’est chargé des tâches administratives pour le gouvernement, telles que la gestion des enregistrements gouvernementaux, [x] tandis que le gouvernement cherchait à mettre en place des tribunaux plutôt que des chefs de sites pour le traitement des différends. Une complication supplémentaire pour le leadership amazigh est que les nouvelles générations et les étrangers ne respectaient pas les institutions traditionnelles ; Les jeunes diplômés des collèges ne verraient peut-être plus l’intérêt de soutenir l’amghar, tandis que les migrants d’un village pourraient considérer la Jema’a comme une forme de gouvernance injuste car elle ne protégerait pas les droits de la minorité arabe.
Conclusion
Indépendamment du fait que la base du leadership amazigh soit tribale, géographique, religieuse ou fusionnelle, le modèle du leadership amazigh est que les trois types de dirigeants reposent sur des idéaux égalitaires, sur la nécessité de persuader plutôt que de forcer les adeptes et sur le poids de la légitimité religieuse. Malgré les nombreux obstacles auxquels fait face l’existence du leadership traditionnel, ses structures existent toujours à une certaine dimension. La population amazighe attend de son leadership, quelle que soit sa forme, la protection de ses intérêts et la gestion de sa vie. Lorsque l’ancienne hiérarchie le faisait cela optimisait les meilleurs efforts de la population. Lorsqu’elle ne le faisait pas, notamment dans des fonctions historiquement non remplies par la structure traditionnelle, le gouvernement a la capacité de manœuvrer dans le sillage commun.[i]
La tribu est peut-être la plus faible des trois structures du leadership : les tribus n’ont peut-être plus autant d’importance, spécialement avec la fragmentation de l’unité familiale et la migration, et les confédérations sont largement obsolètes car elles ne sont plus utiles dans la défense des familles. Mais les leaderships géographique et religieux restent essentiels pour la société amazighe. Les rôles qu’ils ont déjà occupés, principalement en tant que médiateurs, conseillers et centres de consensus, ont toujours une importance particulière.
Notes de fin de texte:
- i. Cf. Chtatou 1996, pp. 25-45
- ii. Cf Venema et Mguild, p. 107.
- iii. Cf. Dunn, pp. 69-70.
- iv. Op. cit. pp. 68-9.
- v. Cf. Hagopian 1963, p. 71.
- vi. Cf. Brett et Fentress, p. 63.
- vii. Cf. Venema et Mguild, pp. 107-8.
- viii. Cf. Hagopian 1964, p. 48.
- ix. Cf. Hagopian 1964, 48-50.
- x. Cf. Brett et Fentress, p. 143.
- xi. Cf. Hagopian 1964, p. 48.
- xii. Cf. Caton, p. 95.
- xiii. Op. cit. pp. 80-1.
- xiv. Cf. Venema et Mguild, pp. 108-9.
- xv. http://amadalamazigh.press.ma/fr/?p=1677
- xvi. Cf. Chtatou 1997
- xvii. Cf. Bidwell, p. 51.
- xviii. Op. cit., p. 52.
- xix. Cf. Gellner, pp. 240-2
- xx. Cf. Venema et Mguild, p. 106.
- xxi. Op. cit. p. 115.
- xxii. Op . cit. p. 111.
- xxiii. Cf. Venema et Mguild, p. 104.
Bibliographie :
- Abou-Nassr, J.M. History of the Maghrib in the Islamic Period. Cambridge: Cambridge University Press, 1987.
- African Studies Center at Michigan State University. africa.msu.edu (December 2008).
- Bidwell, Robin. Morocco under Colonial Rule: French Administration of Tribal Areas 1912-1956. Cass, 1973.
- Brett, Michael and Elizabeth Fentress. The Berbers: The Peoples of Africa. Blackwell Publishing, 1997.
- Caton, Steven C. “Power, Persuasion, and Language: A Critique of the Segmentary Model in the Middle East.” International Journal of Middle Eastern Studies Vol. 19 No. 1 (Feb., 1987): 77-101.
- Coon, C. S. Tribes of the Rif. Cambridge, MA: Harvard African Studies, 1931.
- Chtatou, M. “Ben Abdelkrim Al-Khattabi dans la tradition orale des Gzennaya” in Awal : cahiers d’études berbères . – N. 14, 1996, p. 25-45
- Chtatou, M. “Notion d’Appartenance au Groupe chez les Rifains” in Awal : cahiers d’études berbères, N. 15, 1997.
- Dunn, Ross E. Resistance in the Desert: Moroccan Responses to French Imperialism 1881-1912.
- Gellner, Ernest. “Independence in the High Central Atlas.” Middle East Journal Vol. 11 No. 3 (Summer, 1957): 237-252
- Gellner, Ernest, and Charles Micaud, eds. Arabs and Berbers: From Tribe to Nation in North Africa. London: Duckworth, 1973.
- Hagopian, Elaine C. “Islam and Society-Formation in Morocco Past and Present.” Journal for the Scientific Study of Religion Vol. 3 No. 1 (Autumn, 1963): 70-80.
- Hagopian, Elaine C. “The Status and Role of the Marabout in Pre-Protectorate Morocco.” Ethnology Vol. 3 No. 1 (Jan., 1964): 42-52.
- Hargraves, Orin. Culture Shock! Morocco: A Guide to Customs and Etiquette. Portland, Ore.: Graphic Arts Center Publishing Co., 1995.
- Hart, D. M. The Aith Waryaghar of the Moroccan Rif: An Ethnography and History. Tucson, Arizona: University of Arizona Press, 1976.
- Hart, D. M. Tribe and Society in Rural Morocco. New York: Routledge. 2000;
- Herndon, David. “Morocco: Freewheeling With the Berbers in the Atlas and Sahara.” National Geographic Adventure (July/August 2000): 78-83.
- Julien, Ch. André. History of North Africa: Tunisia, Algeria, Morocco, From the Arab Conquest to 1830. Trans. from the French by John Petrie. Ed. R. Le Tourneau. London: Rout-ledge & K. Paul, 1970.
- Keohane, Alan. The Berbers of Morocco. London:Hamish Hamilton, 1991.
- Kossmann, Maarten G., and Joseph Stroomer Hendrikus. “Berber Phonology,” In Phonologies of Asia and Africa (Including the Caucasus), edited by Alan S. Kaye. 2 vols. Vol. 1. Winona Lake: Eisenbrauns. 461–475, 1997.
- McDougall, James. Nation, Society and Culture in North Africa. Portland: Frank Cass, 2003.
- McGuinnes, Justin. Marrakech and the High Atlas Handbook. Bath: Footprint Handbooks, 2001. Montagne, Robert. The Berbers: Their Social and Political Organisation. Translated by David Seddon. London: Frank Cass, 1973.
- Oregon State University. “Berber North Africa: The Hidden Mediterranean Culture.” oregonstate.edu/nehberber/rationale.html (December 2008).
- Shatzmiller, Maya. The Berbers and the Islamic State. Princeton: Markus Wiener Publishers, 2000.
- Venema, Bernhard and A. Mguild. “The Vitality of Local Political Institutions in the Middle Atlas, Morocco.” Ethnology, Vol. 24 No. 2 (Spring, 2002): 103-117.
Professeur universitaire et analyste politique international