Interview avec Hassana Boulahfa sur sa nouvelle thèse en lexicologie Amazighe


Lauréate du Centre d’études doctorales sur les langues, le patrimoine et l’aménagement territorial de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines (Université Sidi Mohammed Ben Abdellah de Fès), Hassana Boulahfa a soutenu, début avril 2019, sa thèse doctorale en lexicologie.
Son sujet de recherche étant « La néologie dans la langue amazighe, vers un métalangage amazigh ».
La chercheuse nous explique en quoi le développement de la néologie fait avancer l’emploi de la langue Amazighe dans divers domaines d’activité.

Avant de commencer, peut-on faire un focus sur la filière Amazighe dans le cursus universitaire marocain ?

Hassana Boulahfa: L’enseignement de l’amazighe à l’université marocaine a commencé en 2007/2008 avec l’accrédité de filières d’Études Amazighes à la Faculté des Lettres et des Science humaines d’Agadir et d’Oujda. La troisième filière qui relève de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Fès-Saïs a commencé en 2008/2009. Les filières en question ont pour but principal la formation d’étudiants acquérant, d’une part, les connaissances théoriques et les compétences méthodologiques et empiriques dans le domaine d’études amazighes, la littérature, la didactique et la culture générale. Et d’autre part, maîtrisant suffisamment les méthodes de travail et de réflexion susceptibles d’étayer la réussite universitaire et l’intégration à la vie, et dotés d’une formation de base solide en langue et littérature amazighes.

Quels sont les défis à relever afin de se doter d’un département consacré intégralement à la langue Amazighe?

C’est vrai que l’intégration de l’amazighe à l’Université ouvre de larges horizons pour l’enseignement de la langue amazighe et sa promotion, mais, le problème de l’encadrement et le manque d’enseignants spécialistes sont parmi les principaux problèmes qui entravent cet enseignement. Les enseignants de la langue amazighe à l’université relèvent d’autres départements, à savoir le département d’Études françaises et le département d’Études arabes. Les cours sont donnés soit en langue arabe, soit en langue française. C’est pourquoi, il est plus qu’urgent que les départements d’Études amazighes soient créés afin qu’ils disposent de leurs propres enseignants, qui vont assurer un encadrement efficace et durable.

Vous avez réalisé un important travail de recherche en matière de néologisme. D’où est venue l’idée pour que vous vous consacriez à ce sujet ?

Le titre de la thèse correspond à une problématique de recherche qui remonte à 2012. Avant de m’inscrire à la filière des Études amazighes à Fès-Saïs en 2009, la première idée qui m’est venue à l’esprit, c’est que les cours dans cette filière seront donnés en langue amazighe. Mais ce n’était pas le cas, les cours sont donnés en français et en arabe. Je me suis toujours interrogée sur le vrai problème dont souffre la langue amazighe et pourquoi ne peut-on pas enseigner en amazighe?

Quels sont les mécanismes néologiques dont dispose la langue amazighe pour créer les néologismes ?

En général, la langue amazighe est apte aux procédures néologiques formelles, sémantiques et empruntes pour forger de nouvelles réalités lexicales, qui seront propres au système linguistique amazighe et qui vont répondre aux besoins d’expression de la modernité. Elle détient également un immense vocabulaire général qui peut enrichir les vocabulaires spécialisés par le biais de la néologie sémantique.

La néologie de la forme (néologie formelle) comprend la dérivation et la composition. La néologie sémantique réside dans la restitution des anciens mots, tombés en désuétude, et leur emploi avec un nouveau signifié. L’emprunt consiste à emprunter aux langues étrangères (emprunt extra-linguistique) et aux dialectes voisins (emprunt inter-linguistique).

Peut-on avoir des exemples de néologismes dans la langue amazighe ?

Donnons des exemples de la néologie formelle. C’est une procédure qui se préoccupe de la forme des mots, mais aussi un processus de changement lexical et de production des nouveaux mots par dérivation ou par composition.

Si c’est par dérivation, donnons un exemple à partir de awtm (mâle) et tawtmt (femelle) qui existent dans la langue usuelle, on dérivera les formes suivantes :

awtman (masculin)                                         tawtmant (féminin)

swtm (masculiniser)                                        swttmt (féminiser)

aswtm (masculinisation)                                  taswttimt (féminisation)

aswtim (masculinisme)                                   aswttimt (féminisme)

awttim (masculinité)                                       tawttimt (féminité)

La production des nouveau mots par composition est surtout utilisée dans le domaine de la littérature. Donnons l’exemple de talszwurt (anaphore) : composé de als (répéter) et de tizwiri (début).

talsgirt (épiphore) : composé de als (répéter) et de tigira (fin).

msnsiwl (orateur) : formé de m (celui qui), de ssn (connaître, savoir) et de siwl (parler).

tafust n tiwan (strophe) : inspiré d’un mot composé tafust n imnayn qui signifie un ensemble de cavalier.

tasniẓilt (esthétique) : composé de sn (-logie) et de iẓil (beau).

Quel a été le rôle de l’IRCAM dans l’établissement d’un néologisme amazigh ?

Depuis 2003, la langue amazighe a été intégrée dans l’enseignement scolaire, elle couvre presque tous les niveaux du primaire et les études amazighes sont également entamées à l’Université en 2007. Les besoins en terminologie moderne sont donc considérablement et fortement exigés.

En 2006, apparaît un outil de travail de la langue amazighe standard Vocabulaire de la langue amazighe, application phraséologique (français-amazighe). Suivirent, entre autres, un Vocabulaire grammatical pan-amazighe (2009), un Vocabulaire des médias (2009) et un Lexique scolaire (1er éd. & 2e éd. 2011/2016). Cette production néologique est une expérience de l’IRCAM, qui vient au moment où la demande d’une terminologie linguistique pour enseigner l’amazighe, mais elle ne couvre pas tous les domaines. Par ailleurs, une analyse critique et une évaluation des néologismes proposés par l’IRCAM sont indispensables pour améliorer la terminologie amazighe en particulier et avancer dans le domaine de la néologie amazighe en général.

En quoi les néologismes peuvent-il contribuer à la promotion de la langue amazighe ?

Les néologismes sont une nécessité évidente. Ils sont les témoins de l’évolution d’une société et reflètent l’état de développement scientifique, technique et culturel de cette société. La création des néologismes est une des activités fondamentales au développement de la langue amazighe pour l’adapter à l’expression de nouvelles idées. Aussi, les néologismes contribuent à la modernisation du lexique de la langue et de promouvoir l’amazighe du statut «d’objet d’enseignement et de recherche» à celui «d’instrument d’enseignement et de communication scientifique».

Quel a été, in fine, votre objectif en vous consacrant à un tel domaine de recherche ?

Mon objectif de cette recherche est de mettre à la lumière les potentialités néologiques de la langue amazighe pour répondre aux besoins réels d’expression, et, également démontrer que la connaissance ainsi que la maîtrise des mécanismes de la création lexicale dans la langue usuelle, constituent les clés du succès à une bonne formation de nouvelles unités dans les langues de spécialité.

Je souhaite vivement que ce modeste travail puisse servir de point de départ à d’autres recherches particulièrement sur la néologie et ouvrir un débat sur l’aménagement terminologique amazigh d’une manière générale. Finalement, je tiens à remercier toutes les personnes qui ont contribué à la concrétisation de cette étude. J’aimerai dédier ma thèse de doctorat à nos ancêtres amazighs qui militaient et luttaient pour notre existence, et à la femme amazighe analphabète. C’est elle qui a préservé notre langue, notre culture et notre identité.

Jassim Ahdani


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